Théorie du contraste (Luc-Olivier D’Algange)

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Théorie du contraste

On s’inquiète non sans raison du titre d’un ouvrage promis à de longues digressions.  Plutôt que d’une théorie du contraste n’eût-il point été préférable de parler, par exemple, d’un art du contraste, voire, tout simplement d’un art du bonheur ? Mais à prendre le mot de théorie en son acception première de contemplation, déjà une parenté se précise entre la théorie et le bonheur: c’est un pressentiment de l’intemporel qui se fait jour dans notre esprit par la sérénité du regard .

Disons qu’en ce bref ouvrage, la pensée, semblable en cela aux anciennes horloges solaires, ne comptera que les heures claires. Le pathétique, le trouble, les ténèbres et l’angoisse ayant suscité, déjà, une abondance d’oeuvres magistrales, on nous pardonnera volontiers de nous attarder de préférence à ces moments glorieux, calmes et inoubliables où l’univers nous apparaît comme une inépuisable source de connaissance et de joie.

Or, l’expérience la plus immédiate, la moins artificieuse, nous montre déjà que le contraste est l’une des principales causes des réjouissances du corps et de l’esprit. La fraîcheur de l’eau bleue après l’ensoleillement aux tons chauds sur le sable brûlant, le sommeil après la veille ardente et l’éveil après le profond sommeil, les retrouvailles avec la pièce tapissée de livres après la promenade au grand air, et pour ne rien dire encore du contraste délicieux des sexes,- tout cela participe de ces expériences universelles qui, en général, intéressent peu les théoriciens mais donnent à la vie cette saveur et à la pensée cegai savoir qui nous sauvent de la désespérance et de l’ennui.

Si la nuit fait du jour un émerveillement, le jour nous fait jouir de la nuit. La liberté même n’est enivrante que par l’interdit qu’elle fait tomber. Bien plus qu’un monde de causes et d’effets, notre monde est un monde de contrastes. L’enchaînement rationnel, pour nécessaire qu’il soit aux sciences exactes et à la technologie, nous renseigne moins sur notre existence et le monde où nous existons que la guerre et l’alliance des contraires avec tous les effets de contraste qui en découlent. La ligne droite de la déduction est une abstraction et sa légitimité n’apparaît clairement que par son contraste avec les vivantes arborescences de l’analogie. La nature, le monde immanent, l’univers sensible, ignorent la déduction: tout, en eux, célèbre la répétition, le cercle, ou, mieux encore, la sphère. Dans cette sphère, tous les points s’opposent et s’allient. Chaque chose est liée amoureusement à son contraire.

Certains auront alors la tentation de brûler les étapes et de proclamer que « tout est un », avec l’illusion de mettre ainsi un point final à la question. Outre que l’affirmation de l’Un est, en soi, inépuisable, il importe de ne point oublier que l’Un est incompréhensible sans le multiple. L’unité exige les contrastes qui la célèbrent.  » Dieu veut des dieux » disait aussi Novalis. A cet égard, on peut dire que Dieu est artiste, et que tout véritable artiste est prêtre et prophète. L’inverse est tout aussi vrai: le prêtre et le prophète ne doivent pas davantage faillir à leur vocation d’artiste, de créateur. Seigneur des formes, les prêtres le furent jadis et le sont de moins en moins depuis que la religion est passée du général au particulier.

Il n’en demeure pas moins qu’à toute forme préside un contraste et que l’art, sous toutes ses formes, est très-exactement l’expression d’une métaphysique, voire d’une théologie du contraste. La ligne du dessin sépare l’espace plein de l’espace vide. Chaque couleur n’existe que par le contraste avec une autre couleur, ou un autre mélange de couleurs, tant le mélange, loin d’abolir le contraste, en multiplie les effets.

Nous devons ainsi reconnaître qu’il est impossible de venir à bout du contraste. Toutes les utopies totalitaires, pour funestes qu’elles soient, sont,  à long terme, condamnées à l’échec. Le contraire mûrit secrètement dans l’uniformité la plus surveillée. L’éclatement soudain des contrastes longtemps niés pare le ciel de couleurs d’autant plus intenses et diverses qu’on les croyait oubliées. La triomphale robe d’Isis tombe des hauteurs et abolit le temps…

L’oubli des contrastes incline l’esprit à de curieuses simplifications. Certains philosophes en sont venus à formuler une théorie, le Matérialisme, selon laquelle « tout est matière » alors que la notion même de matière n’a de sens que par contraste avec l’Esprit. Certains spiritualistes, plus avisés, loin de nier l’existence de la matière, se sont bornés à souhaiter que regnât, dans les affaires humaines, l’unique souveraineté de l’Esprit. Quoique notre propos ne soit point de disserter de l’Esprit et de la matière mais d’interroger le contraste lui-même, remarquons simplement que la question peut trouver son juste éclairage si l’on rend à l’Esprit son royaume solaire, ouranien et masculin et à la matière son règne lunaire, terrestre et féminin. Nulle vérité « scientifique » ne saurait infirmer la valeur fondatrice de ce contraste immémorial.

A considérer le grand nombre d’essais qui furent publiés ces dernières décennies, je m’étonne de n’y point trouver un ouvrage similaire à celui que j’entreprends aujourd’hui. Il faut croire qu’une théorie du contraste ne peut que se tenir hors des engagements de la mode. Cela se laisse comprendre de cette façon: s’attacher à penser le contraste, c’est aussi méditer sur la permanence. Le contraste est ce qui demeure. Une pensée progressiste ou évolutive est vouée à minimiser l’importance des frontières et des règnes. Réfléchir sur le contraste, en faire jouer tous les possibles miroitements, ne serait-ce point là une sorte d’échelle de Jacob, une voie d’accès à l’éternité ?

L’erreur grossière serait alors de changer l’expérience mystique en un procédé pédagogique et de faire du contraste un absolu, une clef ouvrant indistinctement toutes les portes. L’absolu lui-même contraste avec le relatif et ce qui est détaché avec ce qui nous lie. Le contraste en vérité n’explique rien, il s’éprouve, et la première chose qu’il nous donne à penser est sans doute le moment où il semble s’abolir. C’est un instant de fusion et d’incandescence alchimique. Ces moments-là sont d’une grande suavité religieuse. La nostalgie et le pressentiment viennent s’y confondre en un seul ressac. L’aube et le crépuscule, les  extases d’or du grand amour où l’esprit et la chair s’unissent en des noces grandioses, les cosmogonies légendaires, les orées, les lisières,- ces moments indiquent la délivrance, le vertige enchanteur, lorsque les contraires en viennent à s’aimer.

Quiconque s’est absorbé, sur une plage, dans la contemplation du mouvement ternaire des vagues, peut comprendre l’essentiel secret du constraste et de la fusion des contraires, et la nécessité musicale de cette alternance affirmée, niée, et réaffirmée. Mais peut-être n’est-il pas inutile de préciser le moment où mes pensées connurent ce rythme pour la première fois. C’était, il y a une vingtaine d’années, au Maroc, aux confins d’une infiniment limpide arrière-saison. Les vagues, ce jour-là, m’en apprirent davantage que tous les cours de philosophie auxquels il me fut donner d’assister par la suite. C’est Eschyle, je crois, qui parle des mille sourires de la Mer. Et, certes, le message était rieur, exaltant mais en même temps, d’une profondeur presque effrayante. Il me semblait que mon individualité perdait toute importance alors même qu’une part inconnue de moi se revêtait des attributs d’une gloire royale, resplendissante, longtemps méconnue et enfin retrouvée.

Cette vision d’un retour à la fois terrible et salvateur nous donne à comprendre en quoi les contrastes dont nous parlons sont vivants. Ce ne sont point là seulement des vues de l’esprit, des abstractions se bornant à elles-mêmes mais des principes de métamorphose. Entre un contraste vivant et un contraste mort, il existe la même différence qu’entre une logique binaire d’informaticien et le Logos des poètes et des alchimistes, artistes des alternances et des dualitudes.

S’il existait un dieu du contraste, nul doute que les amants de la musique seraient les premiers à lui rendre grâce pour avoir conçu le contraste entre le son et le silence. Le silence est comparable à l’air où vogue le planeur. Le silence porte le son. Le silence est l’élément où s’élève et retombe le son. La musique peut être définie comme l’art d’approfondir l’analogie entre l’air et le silence,- le son nous parvenant par les vibrations de l’air, pour ne rien dire du chant et des musiques éoliennes. A l’origine de tout enchantement orphique, il y a sans doute le bruissement des feuillages.

Au contraste entre l’audible et l’inaudible correspond le contraste entre le visible et l’invisible, le naturel et le surnaturel. Le monde visible et la nature ne sont rien sans le monde invisible et la Surnature, où ils s’inscrivent et dont ils portent témoignage. Réduits à eux-mêmes, détachés du vaste royaume dont ils procèdent, le visible et le naturel sont ramenés à cette insignifiance, cette banalité où se morfondent ceux qui ont perdu le sens du sacré. Car l’insignifiance et la banalité ne sont jamais que l’effet d’une erreur de perspective. Les poètes et les naturalistes le savent: il n’est rien dans l’univers qui ne soit chargé d’un Sens et d’un mystère inépuisable.

Là encore les littéraires rejoignent les scientifiques qui pratiquent des recherches fondamentales,- là où l’on cherche moins pour résoudre tel problème particulier que pour accomplir une vocation et répondre à l’appel que le monde nous adresse à travers notre propre intelligence.

Ces recherches fondamentales s’apparentent de plus en plus à l’introspection. Le travail d’équipe, certes, y trouve encore sa place, mais les vastes outillages titaniques apparaissent de plus en plus obsolètes. La question est  ailleurs, au sens où l’ailleurs est déjà dans la question. Encette fin de siècle, bien davantage qu’en son début, les chercheurs sont enclins à cultiver les vertus supra-temporelles de l’intuition. Celle-ci se caractérise par la soudaineté de son intervention, souvent comparée à la foudre. Surgie du ciel des archétypes, l’intuition tombe dans le temps pour porter témoignage de son au-delà. Par l’intuition, le poète et le chercheur reçoivent une clarté de l’Intemporel, un éclat d’une vérité impérissable.

Que l’on puisse anticiper, voire prophétiser, cela tendrait à montrer que le fameux écoulement irréversible du temps n’est peut-être qu’une illusion ou, plus exactement, un point de vue subalterne qu’un autre point de vue peut contredire. Les recherches d’Olivier Costa de Beauregard, de Stéphane Lupasco, nous offrent à cet égard, de belles moissons d’arguments. Disons, pour nous en tenir strictement à l’intitulé de notre essai, que l’intuition, telle que nous venons de l’évoquer, est une fulguration du contraste. Lorsque le contraste s’exacerbe, l’étincelle du heurt suscite l’intuition.

Nul doute qu’une exclusive domination des pensées évolutives ne soit néfaste aux intuitions soudaines, aux illuminations de l’esprit et de la sensibilité. Dédaigneuses de la permanence, les pensées évolutives nous départissent d’une certaine acuité du regard. Selon elles, le monde va toujours vers le mieux, mais ce mieux, ne contrastant plus avec rien, n’est plus une conquête mais une fatalité ennuyeuse. Les indigentes utopies de la commune-mesure se sont substituées aux fastes utopies imaginatives de Campanella, de Cyrano de Bergerac ou de Fourier. L’Utopie, de nos jours, n’est plus le « nulle part » de l’ailleurs mirifique, le contraste prodigieux avec le monde où nous sommes, mais le « partout pareil » d’un nouveau despotisme hypocrite qui ne cherche plus à défier et à écraser les hommes libres mais travaille à en rendre incompréhensibles l’éthique et le style.

L’érosion de toute singularité, le nivellement par le bas, les profanations universelles de l’image, tout cela devrait nous inciter à une vigilance extrême. Il apparaît de plus en plus clairement que la véritable passion des temps moderne n’est pas la science, ou le plaisir, ou la liberté, mais bien la dévotion uniformisatrice.

Le triomphe de ce puritanisme farouche, au sens vrai fondamentaliste, coïncide, il faut bien le reconnaître, avec l’irruption des masses sur la scène politique mondiale, il y a de cela environ deux siècles. Pour ne prendre que notre XXième siècle, de tous le plus infatué de lui-même, reconnaissons que la plus exhaustive collection de Monarques et d’Empereurs fous ne peut en aucune façon rivaliser avec les horreurs qui y furent commises « au Nom du Peuple »,- expression qui connut des fortunes diverses, après la Terreur, en langue allemande, russe ou chinoise.

Les intellectuels, qui multiplient les déclarations d’intention de résistance à la barbarie, se sont-ils jamais posé la question de savoir quels étaient les principes qui, à l’usage, étaient effectivement les mieux adaptés à entraver les progrès de la barbarie. La démocratie dont ils vantent les douceurs, – douceurs au demeurant réservées aux riches,- est-elle vraiment ce glaive et ce bouclier ? La barbarie ne serait-elle point toujours, d’une certaine façon, l’expression de la volonté du Démos ? Les élites décadentes sont-elles barbares ? Quelles forces ont soutenu les grands projets totalitaires du XX° siècle ? Comment la passion uniformisatrice s’est-elle manifestée ? Il ne m’a jamais semblé que ces questions eussent été posées de façon claire.

Le barbare, chacun le sait, est celui qui se refuse au respect. Est barbare celui qui ne respecte pas la vie d’autrui, ses idées, son âge, ses moeurs, son appartenance ou ses apparences. Le barbare refuse les limites et les frontières. Ennemi des harmonies délicates, de l’ordre savant des rites, des préséances et des convenances, le barbare nie brutalement le jeu chatoyant de la loi des contrastes. Ainsi se caractérise le projet politique du barbare dont la finalité, avouée ou non, est toujours l’uniformité.

Le dessein de toute civilisation est, au contraire, d’exceller dans l’art de ce jeu versicolore, sachant qu’il n’existe point de jeu sans règles ni de règles sans exceptions. En contraste avec la règle, l’exception élargit, selon une logique impériale, le règne de la loi des contrastes. Si l’autorité est garante de la liberté, l’inverse est également vrai. La liberté et l’autorité sont d’abord des exercices de discernement. Discerner, distinguer, hiérarchiser, harmoniser,- voilà autant de verbes, et d’actions, où s’épanouit la civilisation. Ce dispositif délicat déjoue les emprises de la barbarie. Tant que la liberté et l’autorité ne renoncent point à elles-mêmes, la barbarie demeure une menace impuissante, une simple faute de goût qu’il demeure facile d’éviter.

Notre siècle fut hélas l’exemple d’une incessante démission de l’autorité et de la liberté au profit du déterminisme. Les idéologies marxistes et racistes , combles du déterminisme, sont quelques exemples de cette démission, où l’on peut à bon droit reconnaître les conséquences d’une trahison des clercs. A ne plus croire en l’autorité ni en la liberté, on se livre au despostisme de la force pure. Les philosophes modernes, dans leur acharnement à vouloir « dépasser » l’idéalisme, furent à tout le moins imprudents. On ne s’imagine point Héraclite, Platon ou Sénèque s’asservissant à un quelconque « sens de l’histoire ». A renier l’idée d’une sophia perennis, les philosophes modernes se sont engagés dans le labyrinthe abstrus d’un relativisme où tout finit par n’avoir plus aucune importance. En cherchant leur salut en dehors de l’Idée, du Verbe et de la Mémoire, les modernes ont donné leur consentement aux forces titaniques. Ainsi les dieux se sont-ils éloignés dans les ultimes gouffres du ciel, mais rien n’est perdu : ils attendent nos appels. Car les ultimes gouffres, le contraste nous l’enseigne, sont ici-même, dans l’enchantement de l’instant qui amoureusement nous saisit.

Par le ressouvenir de la présence, au coeur même de la plus grande absence, par le pressentiment des retrouvailles au moment de la plus vertigineuse déréliction, le contraste nous fait vivre et nous trouvons ainsi l’espérance ardente dans la célébration du permanent. Comment la vie enjouée, désinvolte et légère fleurirait-elle dans une vue du monde évolutive où, désertant la présence, nous ne vivons jamais qu’en  prévision ? La présence est la corolle de la Tradition. C’est à l’abri de la présence que nous voulons vivre. Cet abri est un mystère. Dans la présence à nous-mêmes, toujours nous devinons une part cachée.

En ces temps profanateurs, il est juste et audacieux de reconnaître les éminentes vertus du secret. La connaissance présume l’inconnu. La réminiscence platonicienne est cette transparition du caché dans le révélé qui évoque aussi le désir amoureux. Héraclite nous dit que la nature ne montre point, ne dissimule point mais fait signe. Refuser la part du secret, c’est non seulement nier l’intimité des êtres et des choses, c’est aussi, en posant tout sous un même éclairage, rendre toute connaissance impossible et toute sensation insignifiante.

Ici se précise une autre logique. Pour s’engager dans la vie, il ne suffit plus de travailler ou de prendre parti. Vanter la nature au détriment de la Surnature, comme le font quelques adeptes d’un paganisme superficiel, ou encore affirmer la Surnature, en dépréciant la nature ou l’art, comme le font tous les puritains: en ces ornières versent les équipages peu au fait de la science des contraires. La précipitation, la paresse intellectuelle, le goût des simplifications favorisent ce genre de mésaventures. Consentir au libre jeu de la loi des contrastes, ne serait-ce point d’abord retrouver un équilibre et un bonheur d’être au monde qui semblent bien, hélas, être devenus les choses du monde les moins bien partagées ? Pour que le bonheur soit, il faut consentir à la permanence et au sens de l’être. C’est pourquoi les philosophies de l’évolution prédisposent à la déception et au malheur alors que les pensées de l’être engagent à l’épanouissement du plaisir et du bonheur.

Quelques uns diront que le plaisir et le bonheur sont illusoires et ne valent point qu’on leur consacre une philosophie. Et quand bien même ! Ne sommes nous pas en droit de considérer notre sensibilité, ou notre entendement, comme une réalité précellente ? Si j’éprouve effectivement mon bonheur sans nul doute et sans aucune mauvaise conscience, qui donc pourrait me convaincre que ce bonheur n’est qu’une illusion ? La démonstration intellectuelle est ici inopérante. La jouissance parle par elle-même et son langage est divin.

La différence entre ces pages et un travail universitaire doit, maintenant, apparaître avec évidence. Alors que l’universitaire est tenu à des rigueurs dont je puis me passer, je suis tenu, quant-à moi, à des exactitudes qui seront parfaitement inutiles au but que se propose un ouvrage universitaire. Ainsi m’estimerai-je fort heureux d’avoir su donner, en ces brèves considérations, une expression pertinente du contraste qui existe entre la rigueur et l’exactitude.

Je me dispense d’autant mieux du rigoureux mécanisme du plan, avec ses parties et ses sous-parties, que mon oeuvre est plus exactement fidèle à ces harmonies dont la subtilité est, à première vue, dépourvue de toute valeur pédagogique. Une distinction de même nature nous permet d’évaluer les qualités contrastées de l’herméneutique et de l’analyse. L’analyse étudie le mécanisme de l’écrit alors que l’herméneutique va à la recherche du Sens.  L’analyse est toujours plus ou moins un travail de dissection où la rigueur et la méthode sont les premières vertus requises alors que l’herméneutique s’apparente souvent à une chasse aux papillons: il faut rester attentif, vigilant, comme toujours au seuil de la découverte féérique.

L’analyste peut certes, et il ne s’en prive pas, se gausser de l’herméneute et l’accuser de se livrer à une aventure chimérique, car incertaine, il n’en demeure pas moins que l’aventure, et l’intense beauté des questions essentielles , sont du ressort de l’herméneute. La sûreté de l’objet de l’étude de l’analyste, la sécurité où le tiennent ses méthodes et les limites de son ambition lui interdisent de prétendre à la création.

La différence entre l’analyste et l’herméneute peut s’étendre à d’autres domaines, là où il n’est plus question, à strictement parler, d’études de textes. Les complexions intellectuelles respectives de l’analyste et de l’herméneute trouvent aussi à s’affirmer dans les sciences et les amours. Alors que l’analyste excellera dans les applications techniques et le mariage de raison, l’herméneute se distinguera dans la recherche fondamentale, le libertinage ou l’amour fou.

L’analyste et l’herméneute n’en sont pas moins nécessaires l’un à l’autre,- le premier apportant au second sa provende d’informations scientifiques, le second offrant au premier cette vision prophétique où les informations cessent de se juxtaposer ou de s’accumuler pour s’ordonner enfin selon les rapports et les proportions du Sens. La rigueur de l’analyste dénombre et quantifie, alors que l’exactitude de l’herméneute déchiffre et qualifie.

Dénombrer et déchiffrer, ces deux activités fondamentales de l’esprit humain dépassent largement les mathématiques et les numérologies. Chaque jour l’on dénombre les heures destinées à telle ou telle activité et souvent ces activités consistent précisément à dénombrer des choses. Dans tous les travaux liés au commerce, à l’industrie, à l’administration ou à la politique, le dénombrement tient une part prépondérante.

Beaucoup plus rares sont les activités qui exigent un véritable déchiffrement. Celui-ci a bien plutôt partie liée avec les heures d’oisiveté et de repos lorsque l’on s’interroge sur le temps qu’il va faire en observant la forme et le mouvement des nuages, le passage des oiseaux, le bruissement des insectes. Il en va de même lorsque l’on s’attarde dans un parfum, une teinte, un accord, la silhouette d’une ombre où nous cherchons à reconnaître le souvenir mystérieux qui s’y attache. Le monde s’offre au déchiffrement dans la méditation, la rêverie, la réminiscence, la spéculation, la vision, le désir, l’attente. Il semble alors qu’un message nous soit adressé: une vérité, une beauté issue d’un pays lointain mais proche infiniment par notre impatience.